Le champ houleux de l’autisme en France au début du xxième siècle

Le champ houleux de l’autisme en France au début du xxième siècle


La question de l’autisme en France configure un espace social où les désaccords passionnés et les violences symboliques sont le premier fait observable. Les conflits idéologiques, épistémologiques, éthiques, économiques et pratiques donnent lieu à des affaires judiciaires à dimension internationale.

1. Le vocabulaire spécifique des débats est ésotérique pour le non-connaisseur, mais les acteurs le connaissent parfaitement et décodent des prises de position derrière chaque vocable. Dans cet environnement polémique, chacun, y compris le chercheur, est confronté à une police linguistique.

Sans doute, plus généralement, l’espace des pratiques professionnelles d’intervention sur autrui est-il aujourd’hui dans une période de mutation, de remise en cause des rôles des institutions, des professionnels, des usagers, de l’administration, des experts, des chercheurs (Payet Purenne, 2016 ; Demailly, 2008). Dans ce contexte où l’action légitime sur autrui est devenue l’objet d’incertitudes, l’espace social de l’autisme en est un théâtre particulièrement représentatif, la violence des débats reflétant sans doute le problème pratique que constitue l’autisme : un handicap particulièrement difficile à accompagner et à compenser, qui met fortement en souffrance l’entourage familial et pour lequel la société a longtemps répondu par la relégation et la stigmatisation. Encore aujourd’hui la réponse sociale est jugée insuffisante par les parents d’enfants autistes français et par l’administration publique (IGAS 2, 2017), en termes de « places », de « services » et de compétences.

L’objet de cet article sera l’analyse de l’espace social actuel de l’autisme en France. Dans la mesure où nous y identifions une structure de concurrence, des jeux d’intérêts organisant des solidarités comme des oppositions et des savoirs capitalisés en ressources spécifiques, le concept bourdieusien de « champ » (Bourdieu, 2015 et 2016) semble particulièrement utile à l’analyse de cet espace social. Notre projet est de montrer qu’il permet de relire d’une façon originale les évènements et tensions qui rythment la question de l’autisme.

L’espace français de l’autisme est spécifique. Il se distingue par exemple de l’espace québécois, où la politique publique n’est pas concernée par la psychanalyse et a depuis longtemps mis en place les thérapies cognitives et comportementales (ce qui n’empêche pas des ressemblances : la dénonciation par les parents de l’insuffisance des services proposés). Il est aussi très différent du champ allemand, dominé depuis l’après-guerre par une psychiatrie strictement biomédicale 3, où l’autisme n’est construit ni comme un problème ni comme un sujet de débat, beaucoup moins que la question des enfants surdoués par exemple. Ou de l’espace social belge de l’autisme, dans lequel, d’après nos observations, les méthodes d’accompagnement sont proportionnellement, par rapport à la France, de type plus éducatif que thérapeutique. 

En revanche, cet espace français ne dispose que d’une autonomie nationale relative. Une partie des positions et des savoirs sur l’autisme est complètement internationalisée (la recherche scientifique, dominée par la recherche nord-américaine), une partie des pratiques d’accompagnement implique la Belgique (les établissements belges absorbant enfants et adultes français qui ne trouvent pas de place en France) et, surtout, les principaux changements de représentations proviennent régulièrement des États-Unis et plus récemment de professionnels québécois. En ce sens la structure du champ que nous décrirons est complètement internationalisée et sa dynamique future dépendra également d’évolutions extérieures à la France. 



L’espace social de l’autisme et notamment la politique publique afférente ont déjà été bien étudiés, directement ou indirectement, par les sociologues. Citons notamment les nombreux et incontournables travaux de Brigitte Chamak 4 sur le rôle historique des associations de parents (Chamak, 2003, 2010 et 2013), de Vololona Rabeharisoa (2011), la thèse de Céline Borelle sur le diagnostic (Borelle, 2016 et 2017), le travail de Florence Vallade sur la presse (Vallade, 2016), d’Émilie Massot sur l’appropriation du discours des neurosciences (Massot, 2014). L’histoire de la politique française de l’autisme depuis 1945 et sa spécificité par rapport à l’espace américain sont également bien documentées par les sociologues cités, les psychiatres (Assouline, 2015) et les sciences de l’éducation (Philip & Magerotte, 2012 ; Philip, 2012 ; Vallade, 2015). Ces travaux permettent de reconstituer l’histoire du traitement social de l’autisme 5, l’émergence du « champ » de l’autisme dans les années 1980-90 au sens bourdieusien du terme, en parallèle avec des changements du champ médical et la légitimité grandissante de l’evidence based medecine et des neurosciences (Berg Timmermans, 2003 ; Chamak, 2011). 


Quelques dates clés correspondant à des tournants symboliques
1943
 : Le psychiatre américain Kanner isole un syndrome spécifique et le nomme « autisme ». Auparavant les autistes étaient confondus avec les arriérés mentaux et victimes de diverses persécutions ou maltraitances.

1950, France : Le mouvement de psychiatrie humaniste promeut les premières opérations de soins et les premiers instituts spécialisés pour les enfants autistes. L’autisme est alors une « psychose précoce », soigné par les pédopsychiatres.
1967, États Unis : Publication de La Forteresse vide de Bruno Bettelheim.
Années 1980-90, États-Unis : Élargissement de la définition de l’autisme aux TED, (troubles envahissant du développement) dans le DSM 3. Eyal (2010) voit cet élargissement comme une conséquence de la désinstitutionnalisation des handicapés mentaux. Cette définition est reprise par la CIM 10 de l’OMS.
1990 et suivantes, France : Les associations de parents développent un lobbying intense pour obtenir des places d’hébergement et pour que l’autisme soit reconnu comme un handicap et non une maladie.
11 décembre 1996, France : La « loi Chossy » est promulguée pour garantir aux autistes un accompagnement pluridisciplinaire, et reconnaître l’autisme en tant que « handicap ».
2005-2007, France : Premier Plan Autisme.
2011, Université de Syracuse, État de New York : Premier symposium international sur la neurodiversité (mouvement qui s’est initié aux États-Unis et en Australie dès les années 2000).
L’HAS publie en 2010 et 2012 des recommandations de bonnes pratiques pour le diagnostic et l’accompagnement des enfants, en 2011, un guide de bonnes pratiques pour le diagnostic des adultes.
2012 : L’autisme est déclaré grande cause nationale en France.


2013-2017 : Troisième Plan Autisme. La question de la « prise en charge-accompagnement » 6 des adultes commence à être posée.
2013 : Deuxième modification du mode de découpage et de diagnostic aux États Unis : le TSA (Trouble du spectre autistique) du DSM 5. La prévalence de l’autisme continue à s’accroitre dans tous les pays 7.

Il ne s’agira pas ici de remettre en cause les résultats des recherches citées, sur lesquelles nous nous appuyons largement, y compris lorsque Céline Borelle (2017) ou Vololona Rabeharisa (2006) ébranlent déjà la pertinence de l’opposition binaire cognitivo-comportementalisme/psychanalyse. Nous désirons dans ce texte relativiser l’évidence de la bipolarisation entre deux positions antagonistes et produire une vision formalisée du système complexe d’oppositions et d’alliances entre les acteurs. 

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