Les positions dans le champ et leur dynamique

Les positions dans le champ et leur dynamique

47Appliquer le concept de « champ » bourdieusien à l’espace social de l’autisme implique d’une part d’en repérer le capital spécifique, d’autre part d’identifier, sur la base des résultats précédents, le système des alliances objectives et des positions.
Le « capital spécifique » (Bourdieu, 2016, t. 2, p. 241) du champ, éventuellement produit de la conversion de capital social, intellectuel ou bureaucratique, peut être identifié comme la capacité à promettre 20 le salut aux autistes et à leurs familles. Nous employons volontairement le mot « salut », qui a des connotations religieuses, pour évoquer la formule « la santé a remplacé le salut » qui circule de Joseph-Michel Guardia (1865) à George Canguilhem (1966) et Michel Foucault (1967) et est sous-jacente à l’ouvrage de Lucien Sfez (1995). Si le salut contemporain, c’est la santé, ce serait, dans le cas de l’autisme, la sortie d’une triple malédiction. 
D’abord celle de la culpabilité. Dans les autres malformations ou pathologies neurologiques ou génétiques affectant des enfants, le sentiment de culpabilité existe chez les parents (Eideliman, 2010), c’est une émotion spontanée, fréquemment observée par les médecins dans les situations douloureuses du handicap d’un enfant. Quand elle concerte des handicaps sensoriels ou moteurs, cette culpabilité n’est pas rapportée à un processus externe de culpabilisation dont on puisse nommément accuser un groupe de professionnels, sur la base de paroles ou de textes qui, historiquement, ont été effectivement prononcés ou écrits (Kanner, 1943 ; Bettelheim, 1969 ; Mannoni, 1964). Dans le cas de l’autisme, à l’inverse, il y aurait espoir de sortir individuellement et collectivement du sentiment de culpabilité, vu qu’il serait de la faute de professionnels qui l’ont induit.
50La deuxième malédiction est celle de l’impuissance collective : « L’autisme, c’est un problème de lâcheté collective. Et pourtant, on ne peut pas dire qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas. C’est juste que personne ne veut mettre les mains dans le cambouis » (Danièle Langloys, Autisme France, 2017).
51La troisième est celle de l’anormalité, qu’elle soit pathologie ou handicap. D’où, comme on le verra, la fortune du nouveau discours sur la « neurodiversité », « coup » symbolique remarquable par rapport à toutes les formes de stigmatisation des personnes autistes.
Au terme de l’analyse de l’ensemble du matériel recueilli par l’enquête de terrain, de l’enquête auprès des acteurs de la politique publique et de l’enquête documentaire 21, on pourrait ainsi définir les cinq positions objectives en concurrence dans le champ de l’autisme, en les nommant : les ex-tenants du titre, les prétendants (les dominants), les invisibles, les modernisateurs et les héros. 
Les ex-tenants du titre sont, dans le sous-champ de la psychiatrie, ceux des psychiatres qui restent attachés à la tradition psychopathologique française, elle-même orientée par le courant psychodynamique ou d’autres courants humanistes. Historiquement, ses discours disposaient d’une certaine autorité (Lézé, 2010), faisaient de l’autisme un phénomène psychologique, psychopathologique et attribuaient son origine à des caractéristiques relationnelles et éducatives des parents, surtout de la mère, toxiques donc pour l’enfant. On ne trouve plus depuis 1995 cette conception étiologique dans leurs textes et la mise en cause de la responsabilité des parents est critiquée comme source de souffrance supplémentaire. Leurs textes insistent sur la coopération avec les parents et la nécessité de les soutenir, reconnaissent le rôle de la prédisposition génétique et de la nature neurodéveloppementale du trouble, même s’ils continuent à considérer les autistes comme des sujets en souffrance 22.
Il s’agit de la génération de ceux qui ont plus de 50 ans. Ils se battent encore pour défendre l’autorité professionnelle de la psychiatrie (se faire respecter par l’État) et la place du soin dans la prise en charge de l’autisme de l’enfant. Ils prônent les démarches intégratives, avec diverses nuances, plus ou moins ouvertes à la remise en cause, plus ou moins liées à l’orthodoxie lacanienne, tout en critiquant le « dressage » comportementaliste. Ils ont des liens avec quelques associations comme La Main à l’oreille ou Huma psy, mais ont du mal à se faire entendre dans l’espace médiatique. Car la capacité à promettre le salut, la psychanalyse l’a maintenant perdu (Demailly 2016).
55Les prétendants, devenus les dominants du champ, forment un groupe hétérogène jeunes psychiatres formés à la génétique et aux neurosciences, chercheurs en neurosciences occupant par ailleurs une certaine position dans le champ médical (Camus, 2012 par exemple), psychologues comportementalistes entrepreneuriaux créant des entreprises de service, associations de parents radicales (comme Autisme France) qui luttent pour l’exclusion de la psychiatrie hors du champ de l’autisme, convertissant leur capital intellectuel pour les uns, social pour les autres, en capital spécifique. Ils s’appuient sur un discours de défense des droits des enfants autistes à bénéficier des avancées de la science nord-américaine et sur des instances internationales. Ils défendent une conception purement biologique de l’origine de l’autisme (qui déculpabilise les parents), promettent qu’une approche outillée (protocoles, iconographie, structuration du temps et de l’espace) améliorera les comportements et les compétences des autistes. On trouve cependant chez eux une certaine diversité interne dans les prises de position par exemple entre comportementalismes durs et partisans des méthodes dites développementales.
56Les invisibles. Ce sont les petits fonctionnaires territoriaux et locaux qui gèrent la pénurie, les éducateurs, aide-soignants, aides médicopsychologiques, infirmiers, qui assurent au quotidien la prise en charge des autistes, en étant plus sensibles à la singularité des personnes et à leur commune humanité qu’à leur « différence ». Au nombre des « invisibles » (car ce ne sont pas des « attracteurs »), il faut compter les adultes autistes eux-mêmes, dans leur grande majorité sans parole et aussi sans porte-parole (ce qui les différencie des enfants), ainsi que les autistes âgés, encore plus invisibles.
57Pauvres en capital spécifique, les invisibles représentent une force d’inertie sur laquelle butent les « modernisateurs » et les « prétendants ». Les professionnels de base imposent au quotidien, contre les injonctions étatiques et contre les critiques des associations, leur expérience vécue, leurs habitudes et leurs bricolages, dénoncées comme « routines », « culture de l’occupationnel », voire « nursing » par les associations de parents (surtout d’enfants). Eux-mêmes font peu de distinctions tranchées entre l’occupationnel, le thérapeutique et l’éducatif.
58Enfin les parents d’adultes, sensibles à leur propre vieillissement, maintiennent leurs besoins, peu entendus, d’hébergement à temps complet, contre la promotion de l’ambulatoire (les modernisateurs leur proposeraient volontiers uniquement des hébergements de dépannages pour souffler quelques jours).
59La situation des autistes adultes (sauf Asperger) est différente. Politiquement ils sont restés invisibles jusqu’au Troisième Plan Autisme. Les parents d’adultes, au niveau associatif, sont assez discrets. Du coup, la problématique des adultes est aspirée par celle des enfants pour la plupart des acteurs politiques et administratifs publics, qui présupposent que l’on peut faire la translation des demandes des parents d’autistes enfants sur la prise en charge des autistes adultes. En fait pourtant, d’après nos observations de terrain dans les ESMS, la demande des parents, en matière de prise en charge-accompagnement des adultes, est assez différente de la demande des associations pour les enfants : elle est peu précise et se borne souvent à la possibilité d’une prise en charge d’hébergement à temps complet, surtout si les parents sont eux-mêmes âgés.
60Environ 100 cas d’autistes adultes ont été examinés devant les chercheurs dans les réunions entre le CRA et des équipes d’ESMS. Dans un certain nombre des 100 cas, d’après les présentations faites, il n’y a pas contact avec la famille, mais avec une tutelle, car les parents sont âgés et débordés par leurs propres soucis. Dans la grande majorité des cas, les professionnels évoquent systématiquement leur épuisement si la personne autiste passe la nuit chez elle (pour ceux qui sont pendant la journée en établissement d’aide par le travail) et constate que leur demande vise une prise en charge totale (observation in situ).
61Les modernisateurs. Ce sont le Ministère de la Santé et ses agences, certains fonctionnaires des ARS, les gestionnaires des grosses associations polyvalentes du médicosocial (comme l’UNAPEI), les offreurs privés d’informatique spécialisée ou de conseil en gestion à destination du médicosocial. Ces groupes ont en commun une vision « rationnelle » et « moderne » des organisations soignantes et sociales, qui excède de beaucoup la question de la place de la psychanalyse dans l’accompagnement de l’autisme. La délégitimation de la psychanalyse fonctionne surtout comme un prétexte et une opportunité politiques.
« Le packing, c’est marrant, parce que je suis sûr que ça marche avec certains gamins. Y’a des parents qui le disent, donc à la limite pourquoi pas. Sauf que c’est utilisé dans une approche psychanalytique. Son fondement, ce n’est pas uniquement d’apaiser l’enfant. Parce qu’on pourrait dire, bon, y’a des enfants avec qui ça peut marcher, mais dire : "avec le packing il se reconstitue son enveloppe corporelle qui est émiettée par...", c’est tout le discours psychanalytique en fait » (Entretien, haut fonctionnaire favorable à l’interdiction du packing).
62Le fond de la question semble que, par rapport aux nouvelles gestions publique et privée dans le médicosocial et en santé (Al-Sharif et al., 2010 ; Hoareau Laville, 2008), par rapport à l’objectif de réduire la dépense publique, la vieille psychiatrie publique est devenue un obstacle : une journée de soins en psychiatrie coûte trois fois plus cher qu’un hébergement en médicosocial. Les modernisateurs attendent donc explicitement le départ d‘une génération de psychiatres trop résistants.
63Le médicosocial d’hébergement, géré par les associations militantes, deviendra à son tour probablement un obstacle, par rapport au virage ambulatoire, qui implique le développement des Sessad (Services d'éducation spéciale et de soins à domicile) aux dépens de l’hébergement en établissement.
64Le « salut » promis passe par « l’inclusion ». Le nouveau mot d’ordre de l’inclusion scolaire pour les autistes enfants leur convient, en ce qu’un de ses bénéfices symboliques est de déplacer la question de la nécessaire transformation de l’école depuis la lutte contre les inégalités scolaires socialement déterminées vers le slogan de « l’école inclusive ». Cela a pour résultat une minimisation de la question des inégalités d’origine sociale, au profit de celle des inégalités biologiques (le handicap).
65Les héros. Ce sont les Aspergers (autistes de haut niveau cognitif) qui ont pris la parole dans les espaces publics anglophone et francophone québécois, avec leurs « pics de compétence », leur soutien affirmé chez certains psychiatres, leur médiatisation (dans des films), leurs critiques à la fois de la psychanalyse et des TCC, leur demande de scolarisation ordinaire et, éventuellement, d’insertion professionnelle ordinaire, leur « modèle du potentiel caché » (Ehrenberg, 2010). Nouveaux venus dans le champ français, ils prennent à revers tout le monde, notamment les établissements médicosociaux et les associations de parents les plus investies dans l’image de l’autisme comme « handicap » et dans les TCC comme remède. Ils promettent le salut par l’affirmation de la « neurodiversité » et l’idée que les « neurotypiques » doivent arrêter de vouloir « éduquer » les autistes et doivent respecter leur « différence ». Ils créent une nouvelle identité sociale autiste et subvertissent complètement la distribution du « capital spécifique » qui s’était installée dans les années 1990. Ils influencent une association comme La main à l’oreille, qui adhérait peu au terme de « handicap ».

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