Conclusion

Conclusion

66Le champ de luttes de l’autisme est remarquable, à côté d’autres champs qu’ont pu étudier les sociologues, par des mécanismes symboliques originaux, qu’ils soient ou non idiosyncrasiques, qui peuvent être intégrés à la théorie des champs. On peut en retenir pour l’essentiel :
671) L’organisation par les forces dominantes du champ d’une présentation binaire des dilemmes et des débats. Cette présentation binaire cache la structure réelle du champ en voilant certaines positions et en dissimulant certains enjeux. Le rapprochement théorique s’imposait avec le cas, que nous avions étudié en 1975-80, des pratiques pédagogiques des enseignants de français de collège, où l’insistance sur la présentation binaire des choix pédagogiques (« pédagogie classique »/« pédagogie moderne ») dissimulait un espace de positions plus complexe dans lesquelles les origines de classe des enseignants et leurs alliances avec des fractions de classes sociales (du côté de leurs élèves) jouaient un rôle important quant à la genèse des pratiques pédagogiques. La bipolarisation était en partie une fiction, qui effectuait, sur les discours, une opération symbolique de tri, d’agglomération et de simplification et opérait sur les pratiques une sorte de désincarnation, de désenracinement social. Ce type d’arrangement symbolique est de même présent dans le champ de l’autisme.
682) Une morphologie hétérogène avec forte présence médiatique qui distingue ce champ d’autres, plus homogènes professionnellement (comme le champ médical). Une autre particularité de la question de l’autisme concerne en effet la diversité professionnelle, sociale ou statutaire des acteurs concernés, morphologie corrélée au fait qu’elle se soit construite autour d’un problème social et non pas autour d’une pratique professionnelle. En ce sens le champ de l’autisme est morphologiquement très différent du champ universitaire, de celui de la mode ou même du champ juridique (Dezalay, 2013). Car les positions d’agents qui contribuent à la définition de l’enjeu du champ ne sont pas liées par une situation socioprofessionnelle commune qu’ils auraient historiquement fait émerger (l’enseignement universitaire, la médecine [Pinell, 2008]). Ils sont réunis par une question : « que faire avec les autistes ? » dont nul agent social n’est a priori propriétaire exclusif et légitime et où les mots « faire » et « autisme » sont eux-mêmes à définir. Aussi les médias peuvent-ils facilement s’en s’emparer et les groupes professionnels principaux sont-ils divisés. Nous avions rencontré le même type de morphologie avec le champ de l’« aller mieux en santé mentale » (Demailly, 2016).
3) L’existence d’un « attracteur » sans parole, mais qui aimante de nombreux porte-parole. L’intervention des concernés en première personne y est très faible, puisqu’elle n’est le fait que des quelques jeunes adultes autistes peu déficients intellectuellement et capables d’écrire sur leur trouble, donc d’une minorité d’entre eux, alors que la majorité des autistes tous âges confondus sont non seulement déficients intellectuellement, mais en grande part « non verbaux » 23. Ces sans parole ont beaucoup de porte-parole, notamment les associations de parents. La quasi absence de parole sociale propre des autistes a des conséquences.
« J’ai l’impression qu’avec l’autisme on est dans une pathologie où, pour la majorité des gens qui en sont atteints, ils ne parlent pas, ils ne communiquent pas. Et donc du coup ça amène tout le monde à parler à leur place, quoi. C’est sûr que c’est très différent de ce qui a pu se passer pour le sida par exemple. Le sida, les gens, les usagers, ont pris en main leur truc et ils ont réussi à booster avec une énergie incroyable. […] Quand on est bipolarisé ou schizophrène, actuellement, on peut quand même se faire entendre et il y a des mouvements qui se font entendre, on peut dire depuis une petite vingtaine d’années en psychiatrie et donc qui ont permis d’accompagner cette conversion de la psychiatrie, de l’hôpital, de l’asile vers la ville, etc. […] L’autiste, il ne parle pas et puis en plus ça suscite beaucoup plus d’émotion, un enfant, la relation des parents avec un enfant, le témoignage personnel a une portée énorme. Un schizophrène qui se fait mettre en prison ça n’émeut personne. Mais là, ça prend à fond quoi. Des gens qui ne parlent pas, une médiatisation où la place de l’émotion et du témoignage personnel est de plus en plus importante, c’est des ingrédients, à mon avis, explosifs » (Psychiatre, secteur public).
Les autistes enfants sont très visibles et sont l’occasion d’un champ de force. Si l’on poursuit la métaphore magnétique du « champ », on pourrait dire qu’ils constituent un « attracteur » silencieux, un « trou noir » 24.
714) Une structure du champ qui conjoint une spécificité culturelle française (la présence de la psychanalyse dans le soin du trouble psychique) et une ouverture forte aux nosographies et aux modèles étatsuniens et québécois. Il s’agit là aussi d’une originalité par rapport à la plupart des champs étudiés par l’école bourdieusienne.
72Le champ de l’autisme est depuis son émergence après la Seconde Guerre mondiale le lieu de recompositions rapides. Nous avons pu y repérer le jeu de cinq forces, dont les deux plus visibles sont les « ex-tenants du titre » (la psychiatrie classique française) et les « prétendants ».
73La position de ces derniers, aujourd’hui dominants, est remarquablement forte, appuyée sur les associations de parents d’enfants autistes, leurs compétences politiques, juridiques, médiatiques et organisationnelles, légitimée par les transformations des normes du savoir scientifique, les conceptions nord-américaines de la définition élargie de l’autisme, les neurosciences et la technologie cognitivo-comportementaliste (sources de profits pour des entreprises privées qui promettent progrès comportementaux pour les enfants et déculpabilisation radicale des parents).
74Dans la lutte des classements propres au champ, ils entretiennent sa représentation comme un espace d’opposition binaire, ce qui contribue à en occulter certains enjeux, tels l’extension des outils du management public dans le secteur du médicosocial, avec son impact sur la formalisation et la standardisation des pratiques, ou la promotion idéologique des inégalités biologiquement déterminées. Ils bénéficient jusqu’ici d’une convergence d’intérêts objectifs avec les « modernisateurs » de la nouvelle gestion publique, attachés à la maitrise des coûts (la dépsychiatrisation), à la rationalisation gestionnaire du médicosocial (implantation des outils du nouveau management public, tutelle affermie, transformations des établissements d’hébergement en services mobiles moins coûteux) et à la promotion de la société « inclusive » (plutôt qu’égalitaire).
75Mais cette convergence n’aboutit pas à un état stable. D’abord parce que les professionnels de première ligne opposent leurs bricolages pratiques ordinaires aux injonctions à employer les protocoles légitimes d’accompagnement et à se former pour cela. Ensuite à cause de la relative faiblesse des résultats pratiques obtenus par les méthodes comportementalistes et leur coût non négligeable quand elles sont strictement appliquées. Les tenants des approches « intégratives », qui tentent de sauver la psychiatrie et/ou l’approche psychodynamique, poursuivent, avec des succès inégaux, mais avec obstination, leurs argumentations quant au fait que leurs approches permettent mieux la singularisation des prises en charge.
76La figure émergente héroïque de l’autisme comme « différence » dans la neurodiversité, les souhaits nouveaux d’insertion dans la vie sociale, scolaire et professionnelle ordinaire, viennent perturber le marché des démarches purement comportementalistes et déstabiliser le médicosocial classique au profit des auxiliaires de vie scolaire et des job coach, voire du soutien sans visée rééducatrice.
77Enfin, l’absence de « salut » pour la majorité des autistes, enfants ou adultes, relance en continu la prolifération des nouvelles méthodes et traitements médicaux ou « naturels » miracles. Autant dire que, entre traditions nationales et influences internationales, les dynamiques du champ restent houleuses et incertaines. 


Lise Demailly, « Le champ houleux de l’autisme en France au début du xxième siècle », SociologieS [En ligne], La recherche en actes, Champs de recherche et enjeux de terrain, mis en ligne le 27 février 2019, consulté le 04 novembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/9593

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