Une enquête sur la politique publique

Une enquête sur la politique publique

9Un deuxième volet de notre travail d’enquête a porté sur l’actuelle politique publique de l’autisme. Pour ce faire, nous avons réalisé des entretiens avec :
  • seize professionnels régionaux : psychiatres, psychologues, éducateurs, moniteurs d’atelier
  • 35 acteurs nationaux de la politique publique nationale de l’autisme (politiques, administratifs, experts, dirigeants d’associations gestionnaires, dirigeants d’associations de parents)
  • dix personnels politiques et fonctionnaires territoriaux ou régionaux
10À des fins de comparaison, nous avons interviewé :
  • des directeurs et cadres du CRA et de l’ARS (deux à quatre) dans trois autres régions françaises (Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Île-de-France)
  • quatre responsables de structures médico-sociales et deux responsables politiques de Belgique francophone.
11D’autre part, nous avons réalisé une enquête documentaire, le dépouillement d’un corpus de textes sur l’autisme. L’autisme est l’objet d’une très importante littérature savante et professionnelle qui ressortit (en dehors de la sociologie) de plusieurs disciplines académiques : neurosciences, génétique, psychiatrie, psychanalyse, psychologie. Il donne aussi lieu à de nombreux discours politiques et rapports administratifs, à des discours militants et profanes (les parents d’autistes, les autistes eux-mêmes quand ils savent prendre la plume dans des ouvrages autobiographiques ou dans des sites de discussion sur Internet), à des textes praxéologiques (fiches, manuels d’accompagnement, recommandations de bonnes pratiques) ainsi qu’à une très importante présence dans les médias. 350 documents de tous types (hors sociologie) ont été recueillis sur la base de moteurs de recherche généraux, scientifiques ou spécifiquement médicaux, classés et analysés quant à leurs prises de position explicites ou implicites, de préférence français, mis à part les articles médicaux qui sont de toutes origines et plutôt en langue anglaise et un petit ensemble de textes québécois. La date retenue est préférentiellement postérieure à 1995.
Matériel pour l’analyse documentaire* Articles scientifiques médicaux, articles des revues de psychiatrie, psychologie et psychanalyse, et de médecine (moteurs : ScienceDirect, Pub med central, Medline, Cismef, Univadis, pour le sciences médicales et biologiques, Cairn, BiblioSHS, Google Scholar pour le reste des recherches académiques. Ce sont toujours la trentaine de premiers titres d’articles ramassés par les moteurs qui ont été retenus. De fait, selon cette méthode, les revues académiques où paraissent des articles scientifiques sur l’autisme sont American Journal of PsychiatryJournal of ImmunotoxicologieJournal of autism and developpemental discordersLancetMethods in molecular biologyNatureNeuropsychologyNeuroscience LetterResearch in Autism Spectrum Disorders, etc.
* Sites des CRA et de l’INCRA, de l’HAS et de l’ANESM, du ministère de la Santé, des Fédérations professionnelles
* Sites des associations militantes
* Livres publiés par des autistes ou sur l’autisme (hors sociologie)
* Corpus médiatique (Le MondeMédiapartLibérationLe FigaroLe Parisien, journaux locaux divers…)
* Pages de discussion de Forums de santé non spécialisés (ex. Doctissimo)
* Textes de sites associatifs québécois (Fédération québécoise de l’autisme, Autisme Montréal, neuro-diversité.com, textes de Laurent Mottron et Michelle Dawson)
* international : Autism Network International, Fondation SUSA (Belgique).

Une grille d’analyse des prises de position des enquêtés

12Dans l’analyse de notre matériel, il est apparu nécessaire, pour dépasser la vision bipolarisée du champ, de mettre à plat les prises de position et leurs composants élémentaires de sens, autrement dit le système des choix possibles pour un locuteur dans le champ de l’autisme.
13Le système de catégories propre à l’opposition binaire agrège en deux blocs de choix étiologie, nature, statut et modalités d’accompagnement.
La catégorisation binaire :

Vision de l’autisme
Position « psy »
Position éducative
Origine
psychologique
biologique
Nature
psychopathologique
neurologique
Statut
maladie
handicap
Accompagnement
psychanalytique
éducatif comportementaliste

14La combinatoire des catégorèmes dans les textes étudiés et les entretiens réalisés est beaucoup plus complexe que dans la présentation binaire. On a donc constitué, sur la base du travail documentaire, une grille de variables désagrégées et d’items, qui permettent de repérer les oppositions principales. Cette grille a servi, dans un mouvement itératif, à décrire les prises de position des acteurs enquêtés ou documentés. Ce qui nous a ensuite permis, comme nous le verrons ultérieurement, de construire le système des positions du champ.

Variables
Items
A - L’étiologie
A1 - Purement neurologique
A2 - Multidimensionnelle globale
A3 - Toxique (métaux lourds, cause infectieuse, vaccins)
A4 - Psychopathologique
B - La curabilité, le pronostic
B1 - Incurable, inguérissable
B2 - Compensable
B3 - Fortement améliorable, par l’apprentissage de cognitions et de comportement plus adaptés
B4 - Guérissable
B5 - Pronostic impossible vu la diversité des autismes et le flou du diagnostic
C - La nature (le statut) de l’autisme
C1 - Un handicap psychique
C2 - Un handicap cognitif
C3 - Une psychose
C4 - Un dérèglement subjectif spécifique
C5 - Une différence
D - Le statut épistémologique du concept d’autisme
D1 - Un ensemble de symptômes, un syndrome plus ou moins affirmé dans un continuum
D2 - Une réalité structurelle
D3 - Une réalité objective qui peut être prouvée
D4 - Un artefact crée par les classifications internationales
E - Les modalités souhaitables de diagnostic
E1 - Diagnostic le plus précoce possible
E2 - Diagnostic vers trois ans.
E3 - Apparition tardive possible
E4 - Le diagnostic précoce systématique n’est pas justifié
F - La prise en charge-accompagnement
F1 - Éducation structurée comportementaliste et cognitive
F2 - Prise en charge psychiatrique à orientation psychodynamique
F3 - Prise en charge intégrée à dominante éducative, avec éducation structurée et psychothérapie
F4 - Prise en charge intégrée avec méthodes développementales
F5 - Prise en charge intégrée avec dimension sociale
F6 - Accompagnement sur la base de l’observation et de l’intuition des besoins de la personne
F7 - Ni maladie à soigner ni handicap à rééduquer, mais spécificité cognitive à respecter
G - Les bons lieux pour les enfants
G1 - En structure éducative
G2 - En milieu scolaire ordinaire avec accompagnement d’un auxiliaire de vie scolaire
G3 - En pédopsychiatrie
H - Les bons lieux pour les adultes
H1 - En structure médico-sociale spécifique
H2 - En structure médico-sociale non spécifique
H3 - Dans la vie ordinaire
I - La médicamentation
I1 - Inutile
I2 - Recommandée ou discrètement pratiquée
I3 - Nocive
I4 - Nouvelles approches médicales
J - le bon découpage clinique et pratique
J1 - Le TED et l’autisme typique sur fond de TED
J2 - L’autisme typique sur fond de psychose
J4 - Le TSA
15Voici quelques exemples concernant les variables A, B, C D et F
Variables
Items
Exemples
A - L’étiologie
A1 - Purement neurologique, génétique
« S’il y a eu une carence affective, ah non, ça ne peut pas être de l’autisme, même si les traits de l’autisme sont présents » (CRA, Obs. in situ).
A2 -Multidimensionnelle globale
« Ce serait difficile d’écarter totalement la dimension psychologique, relationnelle. Même pour la déficience intellectuelle simple, il peut y avoir des causes relationnelles, ou la misère sociale… » (Psychiatre du médicosocial, entretien).
A3- Toxique, biologique, non génétique (métaux lourds, cause infectieuse, environnementale, vaccins)
À la source des autismes non génétiques qui apparaitraient après 18 mois (nombreux sites Web).
A4 - psychopathologique 
Position attestée dans des textes anciens (Kanner, 1943 ; Bettelheim, 1969 ; Mannoni, 1964), mais pas dans les textes après 1995. Condamnée par la HAS.
B - La curabilité, le pronostic
B1 - Incurable, inguérissable
« On nait ainsi. On pourrait diagnostiquer l’autisme dès la naissance. […] Si on guérit, c’est que le diagnostic était faux au départ » (entretien, CRA).
« L’autisme ne se guérit pas ; on naît et on meurt autiste dans l’état actuel de nos connaissances », Autisme France [En ligne] (http://www.autisme-france.fr/​offres/​file_inline_src/​577/​577_P_23850_1.pdf).
B2 - Compensable
La notion de « handicap compensable » (de nombreux éducateurs rencontrés).
B3 - Fortement améliorable. Par l’apprentissage de cognitions et de comportement plus adaptés
Thérapies cognitivo-comportementales (lieu d’enquête : Foyer d’accueil médicalisé dédié à l’autisme).
B4 - Guérissable
• Optique psychodynamique
« La clinique nous montre que certains enfants peuvent sortir de l’autisme » (Allione, 2008).
• Partisans de l’étiologie infectieuse : « Contrairement au dogme officiel selon lequel l’autisme ne peut pas se guérir […], les dernières recherches effectuées depuis quelques années démontrent sans aucun doute que l’autisme n’est pas une “maladie ou un trouble mental”, mais bel et bien une maladie infectieuse et que les symptômes “mentaux” constatés ne sont que la conséquence de ces infections ! » (http://infoalternative.over-blog.fr/​2015/​02/​comment-guerir-l-autisme.html)
B5 – Pronostic impossible vu la diversité des autismes et le flou du diagnostic
• Steinhausen, 2016
• Nombreux éducateurs rencontrés en enquête
C - La nature de l’autisme
C1 - un handicap psychique
L’UNAFAM (Union nationale des familles et amis des personnes malades et/ou handicapés psychiques) http://www.unafam.org/​specificite-du-handicap-psychique.html
C2 - un handicap cognitif
« Non ce n’est pas un handicap psychique, car ça voudrait dire que c’est une maladie mentale. C’est un handicap cognitif » (entretien, CRA).
C3 - Une psychose
Psychiatres et psychologues de tendance psychodynamique : La plupart des psychiatres en poste dans le médico-social (qui pensent que l’étiologie est biologique) voient l’autisme comme une « psychose ».
C4 - Un dérèglement subjectif spécifique
« Un dérèglement subjectif différent de la psychose puisque le rapport au langage n’est pas le même que dans la psychose » (psychologue-psychanalyste, entretien).
« Un handicap cognitif neuro-développemental provoqué par un dérèglement émotionnel » (psychiatre de tendance phénoménologique, entretien).
C5 - Une différence
Autistes de haut niveau, l’association « La Main à l’oreille » (Mottron, 2012).
D - Le statut épistémologique du concept
D1 - Un ensemble de symptômes, un syndrome plus ou moins affirmé dans un continuum
La catégorie du TSA, trouble du spectre autistique, repose sur cette idée de continuum d’un syndrome plus ou moins grave.
D2 - Une réalité substantielle objective et structurelle
CRA (observation, réunion de repérage) : « Non là je ne l’ai pas retenu dans l’autisme, même s’il y avait tous les comportements. Ce n’est pas comportemental, l’autisme, c’est une structure ».
D3 - un artefact crée par les classifications internationales
Par exemple, la classification TSA produirait une inflation de diagnostics d’autisme (psychiatre, comité de pilotage à l’Agence régionale de santé).
F - La bonne prise en charge- accompagnement
F1 - Éducation purement comportementaliste et cognitive
• Méthodes PECS, TEACCH, ABA
Cottraux, Coudert, Riviere, Regli & Trehin, 2015.
• Observations au Foyer d’accueil médicalisé n° 3 (dédié autisme).
F2 - Prise en charge psychiatrique à orientation psychodynamique
Mireille Battut « Mère d’enfant autiste, plutôt coupable qu’ABA », 3 mars 2012, Lacan quotidien - http://www.lacanquotidien.fr/​blog/​
F3 - Prise en charge intégrée à dominante éducative, avec éducation structurée et psychothérapie
« Ce qu’il faut, c’est la juxtaposition d’éducation structurée, d’enseignement et de soins psychothérapiques si nécessaire » (Entretien, psychologue CRA).
F4 - Prise en charge intégrée avec méthodes développementales
Ex : méthodes des 3i (association Autisme Espoir). Position critique des méthodes comportementales
F5 - Prise en charge intégrée avec dimension sociale
« Accompagner, c’est-à-dire rendre autonome, donner du travail » (Entretien, Psychiatre d’un ESAT).
F6 - Prise en charge sur la base de l’observation et de l’intuition des besoins de la personne
« PECS, c’est une méthode… Le souci, c’est qu’ils ne prennent pas en considération les troubles sensoriels, les déficits intellectuels, la dysharmonie, au niveau cognitif. Et PECS affirme qu’en mettant leurs pictogrammes en place, au bout de deux ans, la personne parle !! Deux ans de PECS et on discute !! C’est mignon, moi je leur demande de venir voir ici comment ça se passe ! » (éducateur spécialisé).
La plupart des éducateurs pour adultes que nous avons rencontrés : méfiance forte vis-à-vis des outils formalisés, valorisation de l’observation, de l’intuition et de solutions adaptées à chaque personne.
F7 - Ni maladie à soigner ni handicap à rééduquer, mais spécificité cognitive
Mouvance québécoise autour du Pr. Mottron et de Michelle Dawson, Université de Montréal, ou www.autreat.com, Autism Network International

La grille-répertoire des représentations possibles 9 peut être utilisée pour décrire la position d’un acteur donné. Par exemple, pour le CRA dont nous avons étudié la pratique, le « bon découpage » est l’« autisme typique » plutôt que le TED (et surtout pas le TSA, qui « dilue l’autisme »). L’autisme est structurel, purement génétique et cérébral, c’est une anomalie congénitale non guérissable, mais améliorable, la prise en charge-accompagnement doit être de type « intégré », car « le pur comportementalisme n’est pas loin de la maltraitance » (Psychologue du CRA, entretien). On voit que cela donne une prise de position strictement inclassable dans le mode de catégorisation binaire. 

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